par Jane Hervé
Canorus était un mâle d’allure très mâle, ce qui facilitait ses prouesses de genre. Né dans l’espèce coucou à Tuyau-de-Poils, il disposait à la naissance de plumes grises musclées et d’un bec à l’agressivité mesurée. Il arborait, collé au jabot, un pull blanc à rayures cendre qui tenait autant du matelot en goguette que du bagnard à l’ancienne. De charmants points blancs égayaient sa queue.
Ce cuculus entretenait sa forme en pratiquant divers sports avec persévérance. Le foot valorisait ses quadriceps femoris d’attaquant, le rugby bombait ses fessiers en béton tout en dardant ses larges épaules d’avant troisième ligne, la boxe française muait ses biceps-triceps en gros bras et la boxe thaï facilitait un lancer de jambes perpendiculaire aux hanches facilitant ainsi tout enfourchement ultérieur. En outre, il intégra les fondamentaux de la bagarre : six ans de karaté, trois ans de kung-fu, deux ans de… Sa rapidité fulgurante (l’adversaire était terrassé avant de le remarquer) se doublait de gnons à l’endroit adéquat (aucun rival ne s’était manifesté une seconde fois). L’augmentation vive de la contraction, suivie de tension érectile avec libération musculaire, s’avérèrent efficaces : d’innombrables demoiselles tournaient autour de la salle de sport, puis tombaient comme des mouches. Il soutenait enfin sa musculature par des séances de bodybuilding propices à une bonne prise de masse (et non de tête) sexuellement bénéfique. C’était un volatile complet.
Du service militaire chez les paras de l’infanterie de marine, il avait rapporté des manières rudes qui plaisaient à certaines. Il avait intégré la devise martiale « Qui ose gagne », empochant divers succès féminins avec une irrégularité de loto. Il paradait – tel une majorette mâle – dans les ruelles de Tuyau-de-Poils, gesticulant pour exhiber ses acquis tous azimuts. Ce coucou de choc disposait d’évidence de coucougnettes adéquates. Il était sans concurrent dans tout le bourg. Il est vrai que la municipalité comptait 173 hommes au dernier recensement (dont quarante-trois retraités, quinze écoliers et un nouveau-né). Il faisait à tous un bras d’honneur et un pénis de gloire.
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Depuis trente ans, Canorus co-vécut avec – dans l’ordre – Margareta, Birgitta et Ratata. Ces unions successives étaient d’autant plus libres que son peu d’énergie pour élever sa progéniture les dissuadait d’insister après l’accouchement. Chacune des femmes en gésine repartait donc ensuite avec les couches, le talc et le bambin en couffin, cédant la place à une nouvelle venue. Oui, mais le glandeur atteignait aujourd’hui l’âge fatidique de 53 ans où commencent les crampes à différentes hauteurs. Un emploi fictif récent dans une entreprise de récupération d’ordinateurs obsolètes – Prod’Prolific’Recup’Ordi – ne lui permit pas de récupérer d’idée autre que celle de se caser, envers et contre toutes, avec une demoiselle propice et définitive. Il se mit en quête.
« KouKououKou », lançait-il à chaque bal de comice agricole. Il gonflait la gorge, hérissait manteau et scapulaires, exhibait les pois blancs de sa queue éloquente. Son regard harcelait simultanément les jupettes présentes, afin de détecter la bonne affaire à long terme. Il répéta « KouKourkou » en donnant un coup de sabre pour faire tomber l’oie suspendue, et puis « KourKourkou » en allégeant le mat de cocagne d’une bonne bouteille de pastis.
« Twittwittwit », susurra Canora, une femelle coucou perdue dans la foule en liesse. Ils étaient sur la même longueur d’onde. La replète dodelinait de la gorge, dont le plumage rosé garantissant l’appartenance féminine. La coquetterie qu’elle avait dans l’œil facilitait le suivi des dragues du séducteur nord-est-sud-ouest.
La première phrase de Canora fut une question : « Tu veux un perroquet» ? Canorus répondit « Oui » sans savoir s’il s’agissait d’un volatile exotique ou d’un bécot local. Quelques minutes plus tard, Canora lui tendit un pastis mentholé dans un tumbler. Une heure après, après un tango très tangueur, elle l’interrogea de nouveau : « Tu veux une tomate ? » Vu son ignorance potagère, il accepta la nouvelle proposition énigmatique. Cette fois-ci, Canora brandit un pastis rougi à la grenadine. Un second rappel coloré d’enfance. Le mâle mâle fut vraiment troublé par cette femelle femelle. Le sportif aux rémiges vibrionnantes, dont le croupion aux rectrices appétissantes stimulait tout Tuyau-de-Poils, s’affola. C’était elle, Canora, la femme-coucou idéale, la future heureuse élue, la… Il allait enfin être soutenu, protégé, attifé, bichonné, chouchouté jusqu’à la fin de ses jours. De vingt ans plus jeune, elle officiait comme aide-soignante-totale dans une maison de retraite du 5e âge. Là, elle déployait une capacité infinie à s’occuper d’autrui et des truies sans eau. Ses habitudes de femme soumise, style néo-infirmière de 14-18, étaient négligées depuis que le MLF avait brûlé – ouf quand même – tous les torchons. Elle était rare, donc précieuse.
La calculatrice Canora ravauda dès l’automne la toile de parachute en vue des sauts du printemps suivant. Quelle docilité anticipatrice ! Troublé, Canorus lui proposa le mariage le 23 octobre 2023. L’amoureuse accepta tout, même l’énorme dette de l’entreprise Prod’Prolific’Recup’Ordi’ désormais en faillite, car concurrencée par de sérieuses entreprises de vraie récupération. Il est vrai que le lever de Monsieur vers midi, sa journée multisportive et son endormissement devant le JT du jalousé Delahoussedecouette, limitait la recherche de clientèle et révélait une indisponibilité certaine au labeur. Cette fatigue naturelle se couplait avec l’oubli de remboursement des dettes : 3 000 € par ci, 4 450 € par là, 567€ par ci et par là. Nombre de créanciers le cernaient pour les récupérer ! Voila qui l’incita à vivoter à l’aide d’aides diverses de l’État- providence. Il en connaissait la liste par cœur pour avoir fréquenté tous les services sociaux de Tuyau-de-Poils : RSA, RSB, RSC et même RSX ; Allocation Un, Bis, Ter, Ter bis, Ter ter… Il reçut même une prime écolo pour aller faire pipi dans des toilettes sèches et installer une douche dans sa fosse septique. L’exploration des assistances diversifiées devint son métier le plus durablement efficace. Si Canorus avait pu tirer de l’argent de l’État d’Assurban-I-pal (sa Canora était dans les normes, même sans hijab), il l’aurait fait sans hésiter.
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Canorus et Canora firent le décompte de leurs enfants autour de la table de cuisine. Canorus en avait déjà cinq de trois femmes différentes, dont deux incertains en termes de spermatozoïde. Il avait réglé à la base le versement de pensions alimentaires : « Vous avez voulu un môme de moi, élevez-le ». Le leitmotiv avait été accepté de gré et surtout de force. Canora, elle, avait un seul rejeton, né d’un coucou à la fibre paternisante défaillante qui avait pris la poudre d’escampette ! Quel casse-tête pour le néo-couple néo-recomposé. Où caser ce quintette pépiant qui devait manger, dormir, péter, pisser, roter, aller à l’école tous les jours pour certains, être accueilli pendant les vacances scolaires de CuculusSchool pour d’autres. D’autant que Canora commençait à se frotter le ventre, préparant un bel œuf dans son univers de menstruations oubliées.
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Le couple avait repéré, perdue entre les HLM banlieusards de Tuyau-de-Poils, une maisonnette sans autres locataires qu’une troupe d’escargots en goguette. La Lauze House était proche de l’école pour les enfants, de la mairie pour les services sociaux, du terrain de foot pour Canorus. Elle appartenait à Mère Gobe-mouche, laquelle la réservait pour sa proche retraite. Tout excités, ils décidèrent de la récupérer :
« Elle est pour nous. On va niquer la mère Gobe-mouche, tonna Canorus en gigotant du mollet et retournant ses poches vides. C’est pas des mouches que la vieille va gober, mais une famille de squatters.
– Oui », bredouilla la béate ravie de l’opportunité.
Comment s’approprier la Lauze House quand on est de la race coucou ? Élémentaire, mon cher Cuculus. Pondre le futur noeunoeuf dans le nid de Dame gobe-mouche au moment adéquat, en début d’incubation. Faire une petite place pour le dissimuler parmi les autres. Aussitôt dit, aussitôt préparé.
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Le couple entama en cœur une politique harmonieuse de harcèlement.
Acte 1 : envoyer leurs propres parents en repérage, puis en délégation tout sourire chez Tata Gobe-mouches : « Nos chers enfants Canorus et Canora cherchent un domicile. Ils aiment le bourg. Ils sont doux, ils sont gentils, ils sont aimables, ils sont généreux, ils sont bons, etc. ». Le seul oubli des éloges gominés était que ses chers enfants certes « bons » étaient plutôt bons à rien. Les parents offrirent quelques insectes à Tata Gobe-mouche et ajoutèrent : « Ils aimeraient bien s’installer dans la maison de ta sœur, la Mère Gobe-mouche ». Ils étaient prêts à se porter caution. De tout. De rien. D’une exquise complaisance et d’une grande compréhension, ils craignaient surtout que leurs « chers enfants » ne débarquassent chez eux avec leur marmaille recomposée.
Acte 2. Après la visite des parents, Tata Gobe-mouche – qui gobait tout – eut droit à celles de Canora et Canorus en os et en chair. Elle apprécia leur paquet de crottes en chocolat sans y voir un symbole. Elle donna un coup de fil – à ses frais – à sa sœurette la mère Gobe-mouche : « Ma chère sœur, les parents Cuculus sont venus, puis les enfants. Des gens très bien. Canora vit avec Canorus. Un couple gentil, dévoué, etc. ».
Acte 3. Pour accélérer son installation, Canora déplaça ensuite son ventre arrondi chez la grande amie de la Mère Gobe-mouche. Elle s’y montra aimable, sirupeuse, doucereuse, gluante, pâteuse, poisseuse, visqueuse, si parfaite et si convaincante… L’amie téléphona – à ses frais – à la proprio : « Les Cuculus sont bien. Ils sont bien. Et ils sont bien. Ils sont bien. Ta Lauze House leur plaît ». Les coucous roucouleurs avaient encore frappé : « Kouroukou-kourouka-kouroukoukou »
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Mère Gobe-mouche était réticente. La retraite approchait. Les cheveux blancs s’allongeaient. Elle avait refait le toit de sa Lauze House. L’avant-dernier locataire avait transformé le lieu en dépôt de drogues en vrac : hash, crack, cannabis, extasy, méthamphétamine, benzylpépizorine, méphdrone, kétamine, baraminederien, ketabécédé, etc. Un passeport pour la défonce. Avec 800 grammes de comprimés dans son freezer, il avait fini par une location gratuite dans une cellule de prison. La Lauze House en était sortie indemne, mais sa proprio restait anxieuse. Le locataire suivant était une merveille, mais était parti.
Elle se laissa convaincre par compassion pour le bébé à naître. Le bail fut signé avec une diminution de loyer. Tout était pour le mieux chez les meilleurs Cuculus possibles. Dès le lendemain, les locataires en cœur réclamèrent en chœur 1) la réparation de trois radiateurs défaillants, 2) une nouvelle cuvette de chiottes pour que leurs excréments prennent la bonne direction, 3) la réparation du robinet de jardin dont l’eau fuyait aussi vite que le paiement du loyer, 4) pour éviter que leur progéniture ne s’envole par les fenêtres d’étage, Canorus photocopia l’article R.111-15 du Code de la Construction et de l’Habitation. « Il impose l’installation d’une protection pour les fenêtres des bâtiments à usage d’habitation lorsque les parties basses sont établies à moins de 0,90 m du plancher fini. Elles doivent être pourvues d’une barre d’appui et d’un élément de protection s’élevant au moins jusqu’à un mètre du plancher ». Fistons et fistonnes Cuculus ne devaient courir aucun danger lors de cette location à titre ultra-gratuit.
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Les mois locatifs se déroulèrent en toute tranquillité, sans transfert d’argent en direction de la proprio socialo. Ni en mai (période de parachutisme avec les copains du service militaire), ni en juin (période de matchs de foot dominicaux à préparer en semaine), ni en juillet (période de vacances à la grande Motte en Renault Space Luxe), ni en août (période de repos des vacances au retour dans le maison à loyer hyper gratuit), ni en septembre (période de gestion de la rentrée des classes des multiples Cuculus recomposés), ni en octobre (ce huitième mois de l’année porte malheur comme l’Octopus), ni en novembre (mois anniversaire de la faillite de l’entreprise), ni en décembre (il fallait penser au cadeaux de Noël des enfants et des parents). En janvier suivant, l’année portait malheur numérologiquement et n’incitait pas les occupants à entrouvrir le porte-monnaie en faveur de la gobeuse de mouches.
La Mère Gobe-mouche goba tant de bobards, mois après mois, qu’elle en eut une indigestion. La bile monta, alimentée par les factures à payer pour le confort des Cuculus (du garde-corps au garde-fou). On lui ôta trois calculs biliaires (non infinitésimaux), puis la vésicule sans le moindre effet sur les locataires défaillants ! En tant que richissime proprio de cette Lauze House, elle devait loger ad vitam aeternam la famille Cuculus. Qui paierait ses propres impôts ? Qui paierait les travaux légitimement demandés ? Qui qui qui ?
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Au fil des années, les Cuculus s’avérèrent être les meilleurs pires habitants de Tuyau-de-Poils. Ces coucous-là étaient bien organisés. Leurs cabots réveillaient tout le quartier et annonçaient les visites d’huissier pour ceci ou cela. Le mari se battait avec tout voisin qui récriminait sans avoir sa formation à la musculation. La rue de la Lauze House était devenue un ring. Le mécontent se retrouvait sur le bitume couvert d’hématomes. En outre, les Cuculus devaient trois ans de cantine scolaire où étaient inscrits leurs sept rejetons. Ils clamaient « La cantine, c’est le resto du cœur de Tuyau-de-poils. Vive Cocoluche, vive Coucouluche, vive nous ». Tout le staff municipal partagea les déboires de la Mère Gobe-mouche. Les Cuculus étaient des voisins, des parents, des habitants unanimement exécrés.
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Lors de la fête du 14 juillet qui rassemblait gratin et sous-gratin tuyaudepoilesque, la mairie leur décerna le titre de P.P.A. : Pire personnalité de l’année. Les Cuculus, au cul plus fier que la tête, accrochèrent ce diplôme sur leur portail gris, sous la garde enthousiaste de leurs cerbères hurleurs. Ils espéraient gagner un nouveau titre quelques années avant l’expulsion et devenir – enfin – les pires expulsés de Tuyau-de-Poils.
Trois ans passèrent effectivement. Trois huissiers de père en fils se succédèrent. Trois mises en demeure finirent bouffées dans la pâtée des chiens. Les Cuculus étaient indélogeables.
Au quatrième 14 juillet, ils montèrent une chorale. Canorus crachait dans une trompette alimentée par de puissants accompagnements du postérieur. Canora hystérique battait la mesure de haut en bas, mouvement dont les effets garantissaient la fonte de la graisse ventrale.
« Allons enfants de Tuyaux-de-Poil
Allons parents de Tuyaux-de-poil
Le jour de gloire est arrivé !
Pas question de payer nos loyers !
Pas question de payer nos cantines !
Contre les proprios tyranniques
Contre les voisins emmerdants
Contre les mairies toutes pourries
L’étendard de la flemme est levé…
Amour sacré de la paresse
Conduis, soutiens nos fainéants
Liberté, Liberté chérie
Combats avec nos indolents!
Aux armes, les assoupis
Formez vos bataillons
Marchons, marchons… »
À la fin, ils firent la quête dans un panier percé. Les habitants du bourg furent généreux. Les Cuculus recueillirent tous les synonymes du mot paresse : aboulie, apathie, assoupissement, asthénie, atonie, cagnardise, cosse, désœuvrement, engourdissement, facilité, fainéantise, flemmardise, inaction, inapplication, indolence, inertie, lâcheté, lambinage, langueur, lenteur, mollesse, néantise, négligence, nonchalance, oisiveté.
« Et si on lançait un atelier d’écriture ?, lança Canorus.
– On pourrait raconter notre histoire, bredouilla Canora.
– On l’appellerait Les coucous roucouleurs. »
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