par Jane Hervé
Gamelon était un crapaud dont le ventre replet était symétrique de la bosse. Son exophtalmie naturelle, assurant un look de périscope, permettait de voir au-delà des murs de sa résidence de Champourri. Locataire émérite de la station d’épuration depuis l’ouverture, il avait signé – sans hésiter – un bail de trois ans. Le gestionnaire de l’association Développement provisoire s’était frotté les mains. Il avait déniché le preneur idéal, bénéficiant d’une aide propice au logement. Certes les rhizomes du lieu, souterrains par définition, n’autorisaient aucun jardinage. Quelques excréments auraient pourtant facilité une économie d’engrais. Le batracien glandait donc, juché sur une chaise longue de cette station balnéaire new look. Selon les caprices de la météo, il remplaçait les lunettes de soleil par une capote imperméable.
Gamelon jaugeait sa chance. Sa station était parfumée régulièrement aux eaux usées Chanelle car le bourg était de standing. Chaque fois qu’on tirait la chasse dans la maison Donnédizyeux, le plus célèbre habitant de Champourri, le niveau de boue grimpait à la vitesse d’un tsunami. Ce dernier, Champourrisien depuis peu, était jugé « facho », car peu ouvert aux étrangers et encore moins aux juifs et encore moins aux…, et essentiellement-totalement-quasi-exclusivement intéressé par sa propre personne. Un homme de l’épuration qui, pourtant, ne vivait pas dans la station ! Le jour de son mariage avec mademoiselle Neufzyeux, les narines du crapaud manquèrent d’être étouffées dans cent mètres de papier toilette.
Après avoir goûté les lisiers, détritus et déchets AOC (appellation d’origine contrôlée), Gamelon profitait du fait que son habitat était juché au-dessus d’un ruisselet. Il descendait prendre un bain hebdomadaire dans le ru pour s’y laver les mollets. Il chantonnait :
« C’est nous les bronzés de la terre.
C’est nous les forçats des étrons.
La raison tonne en son cratère.
C’est l’éruption de… »
De quoi ? Il se frotta le bas ventre
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De sa terrasse, Gamelon avait une vue imparable sur la station d’épuration voisine de Vignavariée. L’avantage était évident. Deux charmantes grenouilles, les cousines Gertrude et Ermenentrude, s’y prélassaient à loisir. Gertrude, babil léger et ruban rose sur le crâne, avait des cuisses de danseuses du Moulin Rouge vitaminées à l’EPO. C’était une grenouille dite « de bal musette ». La sage Ermenentrude, fière de son bac philo obtenu avec mention passable moins, portait d’épaisses lunettes de vue. Elle fréquentait plutôt l’église en tant que grenouille dite « de bénitier ». Le dimanche, les cousines tournaient en rond sur le pourtour des bacs à dégraisser et à clarifier les rejets civilisateurs de cette commune vinicole. Gertrude tourbillonnait en faisant des pointes et des sauts de grenouille. Ermenentrude, elle, s’isolait au centre du bac pour classer les divers déchets locaux en catégories aristotéliciennes: substance, qualité, quantité, lieu d’origine, durée de décomposition, etc.
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Un matin de printemps Gamelon, titillé par les premières chaleurs, descendit lourdement de son échelle. Plouf, plouf. Il héla Ragondin, le garde-champêtre commun des communes. Celui-ci vivait dans le bourg intermédiaire de Pourri-Avarié lequel, lové dans le creux de la vallée, récupérait les boues mirifiques des deux stations d’épurations voisines.
« Ragondin, tonna Gamelon tout frétillant, je veux une femme ! »
Le garde-champêtre tortilla sa moustache blanche :
« Ciel. Pourquoi faire ? Vivre dans un tel gourbis?
– Comme tout le monde, répliqua le crapaud avec un clin d’œil en direction de Vignavariée. Autrement dit… me marier, bavarder, faire des crapautins et crapautines pour transmettre tous les savoirs et patrimoines épuratifs. J’ai déjà établi la généalogie des habitants de la station. »
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La semaine suivante, Ragondin lança un sonore Avis à la population, tous les cent mètres au long du ru :
« Ce message est destiné à tous les amphibiens et amphibiennes demeurant dans nos villages du Champourri, Vinavariée et Pourri-Avarié. Le sieur Gamelon dit « l’homme de la station Dépue » cherche une épouse. Celle dont les papattes avant droite et arrière gauche pourront enfiler la bague de fiançailles de mémé Gamelon – copie conforme de celle que le républicain Garokiki offrit à ses fiancées successives Cilia et Sheila – tout en ouvrant le gigantesque parapluie de la dite mémé. Essai : samedi prochain. »
La seule mention de Gamelon, connu pour ses coassements gutturaux en période de rut, troubla toutes les grenouilles du voisinage. Gertrude étira ses doigts et s’exerça à tenir une ombrelle. Son exercice de funambule entraîna plusieurs chutes dans le bac. Ermenentrude, plus scientifique, calcula la circonférence de son plus petit doigt et compta les baleines de divers pébroques en dôme, en cloche ou même en fleur. Lors du dernier calcul, un vent de noroit emporta carrément l’engin :
« Diable, pesta Ermenentrude démunie mais néanmoins philosophe. Je tenais en main le parapluie, premier objet portable de la terre. Celui qui a engendré une formidable progéniture née sous X : téléphone, ordinateur, brosse à dents, etc. J’en conclus que « la grenouille-météo à pébroque occupe la première place des services rendus à la science ». Son influence est considérable. Nul n’est désormais censé l’ignorer. »
Le samedi suivant, le garde-champêtre officiait avec gravité sur la grand place de la mairie, sous le calendrier solaire oriente oriens, cadente cadens (1). Ragondin tenait la bague de fiançailles de la main droite et le parapluie de la gauche. Gamelon, juché comme un pape au balcon avait l’air d’avoir avalé son parapluie. Il sortait plus que jamais ses yeux globuleux, moins pour surveiller toute triche éventuelle que pour jauger les dulcinées potentielles. En ce temps-là, d’innombrables grenouilles jacassaient dans les mares, les étangs, les lavoirs, le ru des trois villages. Les demoiselles à marier étaient en file indienne. Parmi elles, il y avait six bonnes à tout, cinq fermières, quatre épicières et trois rentières…Nos deux demoiselles – l’une gracieuse, l’autre sérieuse – étaient en bout de rang. Seule Gertrude réussit à enfiler la bague, mais ne parvint pas à tenir le parapluie dans l’ouragan. Ermenentrude, elle, ne parvint pas à mettre la bague, mais tint magnifiquement le parapluie en descendant la grand-rue.
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Une seconde sélection sursélective s’imposait. Roulement de tambour sur roulement de tambour…Une vraie pétarade.
« Avis à la population, commenta Ragondin la semaine suivante tout au long du ru. Résultat de l’annonce du sieur Gamelon. Deux grenouilles ex-æquo : mesdemoiselles Gertrude et Ermenentrude de la station de Vignavariée. Notons que le mariage pour tous n’est pas encore avec toutes. Il faut donc vous départager, chères demoiselles. Gamelon vous pose une question cruciale : « Que faire du pébroque de la météo ? » »
Le samedi suivant, les cousines d’abord portées par une ardente envie d’épousailles se déchaînèrent : l’une le transforma en luge, l’autre en canne à pêche ; l’une le mua en panier à vendange, l’autre en hotte de semailles ; l’une glissa les brins de muguet pour la distribution du 1er mai, l’autre des chrysanthèmes pour la Toussaint. Les demoiselles complémentaires débordaient d’imagination.
Soudain, l’orage se mit à gronder sournoisement. Les rivales, soudain narquoises, se regardèrent en éclatant de rire. Elles accrochèrent la bague au pépin, le pépin à un cumulus et défilèrent ensemble – sous le nez de Gamelon et de la foule – avant de s’élever dans les airs à la façon d’une montgolfière.
« Oh, merveille des merveilles, constata Gamelon ébahi. Impossible de choisir. Je vous épouse toutes les deux. Gertrude sera mon jour et Ermenentrude ma nuit, Gertrude mon printemps et Ermenentrude mon hiver. »
Mais les belles de la station voisine, ravies d’être emportées par le cumulus, voletaient à hauteur de clocher en direction d’Acapulco. Elles laissèrent tomber la bague de mémé !
« Hi, hi, hi, nous allons nous amuser, clamèrent-elles d’une même voix. Foin d’embarras conjugal ! Pas question de faire des têtards pour les enfiler dans des grenouillères. Nous… resterons…. des grenouillettes… célibataires. Na. »
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Que voulez vous, un proverbe chinois l’avait déjà subodoré : Posez une grenouille sur une chaise en or, elle sautera de nouveau dans la mare !
1 Je me lève avec le jour et me couche avec lui.
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